Retraites : comment l’État maquille systématiquement les comptes sociaux
Dans une tribune intitulée « L’étendue de la protection sociale est la cause de la moitié des déficits publics en France », publiée sur le site Internet Craps*, Jean-Pascal Beaufret avertit que le système actuel a atteint et même largement dépassé ses limites. Cinq mois après l’entrée en vigueur, en septembre 2023, de l’insuffisante réforme paramétrique conduite par Elisabeth Borne, cette intervention est salutaire.
L’ex-Directeur général des Impôts constate qu’en 2023, les prestations des administrations de Sécurité sociale et les aides de solidarité de l’ État et des collectivités locales ont constitué 56 % des dépenses publiques (900 milliards d’euros sur 1 600). Avec quelque 361 milliards d’euros en 2022, les retraites représentent donc, à elles seules, plus du tiers de cette dépense sociale, et plus du cinquième de la dépense totale de l’État.
« En théorie, écrit Jean-Pascal Beaufret, les dépenses des régimes financés en répartition par des cotisations et des impôts (maladie et accidents, retraites, autonomie, famille, chômage) devraient être équilibrées par des prélèvements obligatoires sur les entreprises et les personnes actives, sauf à reporter sur le futur le poids de l’entretien des générations antérieures. Pourtant, poursuit-il, la protection sociale a commencé à être financée par la dette au début des années 1990. Et la dette des déficits sociaux passés atteint encore près de 200 milliards d’euros à la fin 2022. » De surcroît, « cet endettement est loin de décrire l’ampleur des besoins de financement du système, car une partie des dépenses sociales est financée directement par l’État et n’est pas prise en compte dans le déficit affiché de la Sécurité sociale et dans la dette sociale ».
Le déficit caché du régime de retraite des fonctionnaires de l’État
Jean-Pascal Beaufret dénonce donc le manque de transparence des comptes publics, qui permet depuis des décennies de dissimuler les chiffres qui pourraient conduire l’opinion publique à mesurer l’ampleur du défi. Ainsi, le Conseil d’Orientation des Retraite (COR) présente-t-il le solde des régimes de Sécurité sociale comme proche de l’équilibre, voire excédentaire, alors qu’il est très largement négatif. « En réalité, le discours cherche à rassurer sur le niveau des revenus d’inactivité en évitant la prise de conscience du caractère insoutenable des prestations dans un pays vieillissant », accuse-t-il. C’est pourquoi « les administrations de Sécurité sociale sont toujours présentées en excédent, de manière artificielle, la totalité des déficits publics étant imputés à l’État. »
L’ancien Directeur général des Impôts mentionne ainsi le régime spécial de retraite des fonctionnaires de l’État, qui n’est pas compté au nombre des administrations de Sécurité sociale, « parce que ce régime qui enregistre 60 milliards d’euros de dépenses n’est, de manière critiquable, pas géré dans une caisse de retraite distincte mais directement par un service (1) et dans les comptes de l’État. Il est très déficitaire du fait de sa démographie (0,9 cotisant pour 1 retraité) et des avantages de départ précoce de certaines catégories de fonctionnaires dites actives. » (2). Il est financé par des sur-cotisations appelées « contributions d’équilibre de l’État et de ses opérateurs ». « Cette contribution, poursuit Jean-Pascal Beaufret, est comptabilisée dans les rémunérations des fonctionnaires actifs, ce qui aboutit à l’absurdité par laquelle un employé actif de l’État ou de ses opérateurs coûte toutes charges comprises 70 000 euros par an, alors qu’un salarié d’une entreprise privée revient à 48 000 euros par an. En réalité, au-delà de cotisations de retraites normales, l’État et ses opérateurs versent une subvention annuelle d’équilibre, de l’ordre de 40 milliards d’euros, aux retraites de leurs anciens employés. Pourtant, ce chiffre n’est jamais admis publiquement et n’est pas inclus dans le solde des administrations de Sécurité sociale. »
La transparence des comptes publics, condition d’une prise de conscience collective
Ce déficit masqué alimente en grande partie celui de la branche vieillesse, même si ce dernier, qui atteignait – 68 milliards d’euros en 2022 (au lieu d’un solde positif de + 4 milliards publié par le COR), ne se limite pas aux retraites des fonctionnaires, précise Jean-Pascal Beaufret. En réalité, « aucun grand régime de retraite, sauf ceux des professions libérales et de l’Agirc-Arrco, n’est équilibré avant subventions. »
« La transparence des comptes est un devoir dans une démocratie avancée, mais elle est aussi un préalable à la prise de conscience collective », écrit l’ex-Directeur général des Impôts. Elle exigerait de fournir « l’estimation du déficit des deux régimes de retraite de fonctionnaires (pensions de l’État et CNRACL) à partir de la référence aux cotisations de droit commun de tous les autres salariés », ainsi que les comptes consolidés des retraites avant subventions des autres administrations puis, de créer une caisse de retraite des fonctionnaires de l’État, en comptabilisant une cotisation représentant « une fraction raisonnable des rémunérations ». Une telle démarche conduirait nécessairement « à une réduction lente des prestations », pour assainir la situation des finances publiques.
Cette analyse recoupe largement celle que Sauvegarde Retraites a développée depuis sa création, en 1999. Elle confirme l’insuffisance tragique de la réforme Borne au regard de la situation réelle des retraites, en contradiction avec les promesses émises par Emmanuel Macron avant son élection en 2017. Toutefois, il faut rappeler qu’à ce jour, les principaux efforts pour limiter les déficits des régimes de retraite ont été consentis par les affiliés du secteur privé, professions libérales ou salariés (Agirc-Arrco), dont les budgets sont aujourd’hui équilibrés, comme le note d’ailleurs Jean-Pascal Beaufret. Il n’est donc pas envisageable de leur demander de nouveaux sacrifices (en termes de baisses de rendement ou de réduction des prestations) avant d’avoir établi l’équité entre tous les régimes du privé et du public, et supprimé les très coûteux avantages des régimes spéciaux du secteur public. C’est ce dont devront tenir compte les promoteurs de la réforme structurelle à venir, plus que jamais indispensable pour sauver les retraites en France.
(1) le Service des retraites de l’État.
(2) selon le COR, 12 % des effectifs de la fonction publique d’État, soit environ 177 000 agents, peuvent partir avant 60 ans.