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Marie-Laure Dufrêche : « Les cotisants du privé feront les frais de la réforme »

Déléguée générale de Sauvegarde Retraites, Marie-Laure Dufrêche décrypte les enjeux et les non-dits de la prochaine réforme des retraites, qui ne restaurera pas plus l’équité entre les retraités que les précédentes*.

Les régimes spéciaux de retraite dont bénéficient les fonctionnaires et les salariés des entreprises publiques sont-ils choquants en soi ? Pourquoi vous en prendre à eux, et pas à ceux des professions libérales, des avocats ou des clercs de notaire ? Au fond, ne seriez-vous pas « fonctionnairophobe » ?

Pas du tout ! Ce n’est pas en ces termes que le problème se pose. Nous ne reprocherions pas aux régimes spéciaux du secteur public – dont bénéficient notamment les parlementaires, les fonctionnaires et les personnels des entreprises publiques – d’octroyer à leurs bénéficiaires des avantages-retraite sans équivalent dans les régimes de retraite des salariés du secteur privé (Cnav, régimes intégrés et complémentaires Agirc-Arrco), si lesdits avantages étaient financés par les cotisations de leurs affiliés ; mais, en l’occurrence, ce n’est pas le cas ! Ils sont payés par l’ensemble des contribuables, y compris les actifs et retraités, alors que les premiers financent déjà leurs propres régimes et que les seconds sont moins bien lotis, ce qui est une injustice manifeste. C’est là que le bât blesse, et pas ailleurs ! Je profite de votre question pour préciser qu’à Sauvegarde Retraites, nous ne sommes d’ailleurs pas favorables a priori à un régime de retraite unique, identique pour tous. Les régimes des avocats, des professions libérales ou des clercs de notaire fonctionnent mieux que le régime général, ce grand « fourre-tout » qui accumule les dysfonctionnements. Ils sont beaucoup mieux gérés par des représentants qui y sont eux-mêmes affiliés (contrairement à ce qui se passe dans les régimes des salariés du privé) et ont constitué des réserves sur lesquelles l’État compte bien mettre la main à la faveur de la réforme qui se profile (de même que sur celles de l’Agirc-Arrco).

Pourtant, les fonctionnaires et les salariés du secteur public ne cotisent-ils pas, eux aussi ?

En théorie seulement, mais pas en réalité car, dans le secteur public, les cotisations sont fictives. Il n’existe d’ailleurs même pas de caisse de retraite de la Fonction publique d’État ! Ce caractère artificiel des cotisations du public apparaît très clairement lorsque les taux de cotisation des agents augmentent (sur le papier…), comme cela a été le cas après la réforme de 2010 : ces augmentations des cotisations ne se traduisent jamais par une diminution du salaire net, à l’inverse de ce qui se produit dans le privé. L’intervention de l’État apparaît encore plus nettement dans les régimes spéciaux des entreprises publiques, où les avantages retraite sont financés par le biais de subventions, comme à la SNCF (3,2 milliards en 2018), ou de taxes prélevées sur la facture des consommateurs, comme la contribution tarifaire d’acheminement (CAT) dans les industries électriques et gazières. C’est pourquoi nous dénonçons l’hypocrisie qui consiste à prétendre, comme Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire chargé de la réforme des retraites, que le système de retraite français fonctionne par répartition : c’est vrai pour le privé, mais pas pour le public. Les deux types de régimes ne sont pas de même nature, comme Sauvegarde Retraites l’explique dans une brochure récemment publiée (« Réforme Delevoye : gare à l’entourloupe ! »). Les pensions du privé sont des prestations sociales servies en contrepartie de cotisations prélevées au cours de la carrière, et obéissent à une logique assurantielle tandis que ceux du public correspondent à un système de rémunération à vie pour service rendu.

Tous les affiliés à un régime spécial ne sont pourtant pas des nantis…

Bien sûr que non. Un fonctionnaire de la catégorie C, par exemple, est loin d’être un nabab percevant une pension mirobolante mais à retraite égale, il bénéficie quand même d’avantages non négligeables par rapport aux retraités du privé : une base de calcul de sa pension plus favorable, un niveau minimum garanti (alors que les rendements baissent dans le privé), souvent la possibilité de partir à la retraite plus tôt, une réversion servie sans condition aux veufs et aux veuves…. En outre, les hauts-fonctionnaires ou les cadres supérieurs de la SNCF, par exemple, bénéficient eux aussi de ces avantages – à un niveau très supérieur. En effet, il n’est pas indifférent de partir à la retraite avec 75 % au minimum de son dernier salaire net mensuel lorsqu’il s’élève à 10 000 ou 15 000 €.

Les défenseurs des régimes spéciaux arguent que, dans le secteur public, une partie du traitement se compose de primes, qui ne sont pas prises en compte dans le calcul de la retraite. Les avantages consentis aux régimes spéciaux compenseraient ce manque et, en fin de compte, les situations des retraités du privé et du public seraient donc équitables. Que répondez-vous à cet argument ?

Sauvegarde Retraites vient de publier une étude** à ce sujet, montrant que, contrairement aux idées reçues, une bonne partie des primes des fonctionnaires sont bel et bien inclues dans le calcul de la pension et que la non-prise en compte des autres est largement compensée par trois dispositifs successivement créés à cette fin, à savoir : la Préfon, produit de retraite par capitalisation défiscalisé à 100 % le RAFP (Régime additionnel de la fonction publique), régime surcomplémentaire obligatoire par capitalisation qui permet de cotiser sur les primes, avec un abondement de l’État et le petit dernier, le transfert primes-points, progressivement entré en vigueur depuis le 1er janvier 2016, qui transforme les primes en points d’indices soumis à cotisation et augmentent le montant de la pension. Cerise sur le gâteau, l’État prend intégralement à sa charge le surplus de cotisations, en octroyant aux fonctionnaires des points d’indices supplémentaires ! Autrement dit, c’est comme toujours le contribuable qui paiera… Mais, si l’État offre des points retraite supplémentaires à ses fonctionnaires avec l’argent de nos impôts, que devient la formule magique de la réforme, le « principe d’égalité » exprimé par Emmanuel Macron : « pour chaque euro cotisé, le même droit à pension pour tous » ?

La réforme « universelle » que prépare Jean-Paul Delevoye ne remédiera-t-elle pas à ces différences ?

Non, car les régimes spéciaux ne seront pas supprimés, comme Sauvegarde Retraites l’explique dans la brochure précédemment citée Réforme Delevoye : gare à l’entourloupe ! »). Le Haut-commissaire l’a confirmé dans un document de travail consacré aux « départs anticipés dans la fonction publique et les régimes spéciaux » et délivré aux organisations syndicales et patronales. Le Parisien en a divulgué le contenu le 4 mars. Jean-Paul Delevoye y explique que « la mise en place d’un système universel permet de maintenir des dispositifs particuliers, dès lors que ces dérogations reposent sur des spécificités objectives qui justifient un droit au départ anticipé ». Autrement dit, certains fonctionnaires et les salariés d’entreprises publiques pourront continuer de partir à la retraite à 57, voire, pour certains, 52 ans ! Nous n’en sommes pas surpris, puisque Emmanuel Macron l’avait déjà annoncé dans son programme de campagne en 2017 « Les spécificités de certains régimes ne disparaîtront pas. Les règles de base seront les mêmes pour tous, mais les taux de cotisation ou les conditions d’âge pourront différer, en raison notamment des caractéristiques des métiers. » Et le 14 décembre 2017, Jean-Paul Delevoye avait expliqué : « Il ne s’agit pas de signer la fin de quelque chose, nous voulons respecter le caractère identitaire de certains régimes de retraite : un cheminot est un cheminot, un gazier est un gazier… ». Dans la situation actuelle d’endettement de l’État, il serait d’ailleurs très difficile de sortir du système de rémunération à vie qui prévaut dans le public. Cela supposerait que l’État cotise désormais réellement pour ses agents en activité, tout en continuant à verser les pensions de ses fonctionnaires retraités (75 MM d'€ en 2019, en comptant les ouvriers de l’État, mais pas les bénéficiaires des autres régimes spéciaux comme les élus, les salariés des entreprises publiques, ceux de l’Opéra de Paris, etc.) – pensions qu’il n’a jamais provisionnées. On imagine l’effet que produirait une telle « opération vérité » sur le niveau de la dette publique et les impôts des Français. Gageons que les avantages des régimes spéciaux seraient rapidement revus à la baisse.

Le gouvernement renoncerait donc à son projet de régime « universel » ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « universel » ! Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, avait vendu le morceau dès juin 2018, en expliquant que « régime universel » ne signifie pas « régime unique ». Jean-Paul Delevoye l’a confirmé au mois d’octobre en précisant dans le magazine Pleine Vie : « L’universalité, ce n’est pas un régime unique, mais un régime commun. » Et en octobre aussi, le Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, Eric Lombard, dont les équipes travaillent avec celles du haut-commissaire, a expliqué que nous allons vers « deux grands ensembles », d’une part un pôle privé autour de la Cnav et de l’Agirc Arrco, et de l’autre, « une plate-forme d’accueil pour les régimes publics et certains régimes spéciaux », qui serait gérée par la Caisse des dépôts et consignations. En somme, rien ne changera vraiment. Et l’on peut prévoir que ce sont une fois encore les retraités et – surtout ! – les cotisants du privé qui feront les frais de la prétendue réforme « équitable ».

*Le site Internet des 4 Vérités (https://www.les4verites.com/) a mis en ligne cet interview, le 26 mars dernier.

** "Retraites des fonctionnaires : toujours plus !" Etudes et Analyses n°60. Février 2019


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