Le piège du « tout-répartition » se referme
Quand les finances publiques sont en crise, les retraités en font les frais d’autant plus facilement qu’ils sont dans l’entière dépendance de l’Etat. Pour ce dernier, la tentation est alors grande de s’approprier les réserves des régimes du privé, constituées grâce aux efforts exigés de leurs affiliés, afin de financer ses propres régimes, dont la gestion est aberrante ou encore, de raboter les pensions pour renflouer un déficit public devenu abyssal, par exemple en augmentant la CSG ou en jouant sur la date de revalorisation comme on le voit actuellement.
La situation des retraités devient alors d’autant plus anxiogène que l’Etat a pris le contrôle des caisses de retraite – y compris des complémentaires comme l’AGIRC-ARRCO, sur lesquelles il exerce sa tutelle et dont il cherche à piller tantôt les ressources, tantôt les réserves. Ainsi un article de la précédente loi de finances a-t-il contraint ce régime complémentaire des salariés du privé à contribuer au financement des régimes spéciaux du public, via un système de vases communicants avec le régime général, lui-même géré (très mal) par l’Etat.
Cette dépendance se trouve aggravée par la logique de la répartition, que l’on pare ordinairement de toutes les vertus. Elle a été instaurée par le régime de Vichy pour tenter de résoudre les difficultés économiques résultant de la défaite de 1940 : en situation de faillite, l’Etat avait alors fait main basse sur les fonds capitalisés par les caisses de retraite en proposant, pour faire passer cette pilule très amère, de financer les pensions par des cotisations prélevées sur les actifs. Ce système a été conservé après la Libération. Mais l’Etat se trouve aujourd’hui confronté à un double défi, majeur, posé par une démographie déficiente et par l’allongement de la durée de la vie. Le ratio entre le nombre des cotisants et celui des retraités se réduit de plus en plus : ainsi comptait-on, au régime général, 4 cotisants pour 1 retraité en 1960, contre moins de 1,5 pour 1 en 2003. Dans ce contexte, les taux de cotisations augmentent et les rendements baissent continument depuis trois décennies.
Mais aujourd’hui, la situation apparaît si bloquée que le sacro-saint principe du « tout-répartition » commence à être ébranlé. Ainsi l’ancien premier ministre Edouard Philippe a-t-il récemment averti que « si nous conservons le système par répartition tel qu'il existe, nous serons inéluctablement portés à repousser l'âge de départ à la retraite », et a conclu : « Nous devons réfléchir à un nouveau système [...] pas exclusivement fondé sur la répartition, sinon nous n’en sortirons pas ». La plupart des systèmes en vigueur dans les autres pays européens conjuguent ainsi répartition (dans les régimes de base) et capitalisation (notamment dans les complémentaires).
« Je sais que ce que je dis là n'est pas populaire », a ajouté l’ancien premier ministre. L’impopularité de cette idée en France incombe surtout aux syndicats, qui défendent bec et ongles les privilèges des régimes spéciaux du public, et aux politiciens, qui préfèrent démagogiquement remettre aux calendes grecques l’indispensable réforme structurelle des retraites. Dans un discours prononcé au Conseil économique, social et environnemental en décembre 2019, Edouard Philippe lui-même, alors chef du gouvernement, assimilait la capitalisation au choix du « chacun pour soi et du tant-pis pour les autres » et refusait de « confier le soin de nos anciens à l’argent-roi ». Il est évidemment plus confortable d’attendre pour en découvrir l’intérêt de n’être plus aux affaires…Voilà des décennies que nos politiques repassent ainsi la « patate chaude » à leurs successeurs – jusqu’à ce qu’elle devienne aujourd’hui trop brûlante pour qu’ils puissent encore éviter de se brûler les mains, et les Français avec eux.
En outre, Edouard Philippe omet de rappeler que le quart des retraites, à savoir celles gérées par les régimes spéciaux du secteur public, ne relève pas de la répartition, ni même d’une logique assurantielle, mais d’un système de traitement à vie, comme l’a démontré notre directeur des études, Pierre-Edouard du Cray. Dans ces régimes, le niveau des pensions ne dépend pas des cotisations, qui sont fictives, mais il est garanti par l’Etat et financé par l’impôt prélevé sur l’ensemble des contribuables. Ce sont essentiellement ces régimes spéciaux qui creusent le déficit et la dette publics. Cette évidence, qui est longtemps restée taboue, commence à être reconnue, y compris par des instances officielles comme le haut-commissariat au Plan. L’Etat continue pourtant de s’accrocher à la fiction du « tout-répartition » et prétend, au mépris de la plus élémentaire équité, mutualiser les déficits des régimes, aux dépens des affiliés aux régimes du privé. Faute d’une réforme de fond commençant par la suppression des régimes spéciaux (à commencer par ceux de la fonction publique), l’Etat-Providence se mue ainsi inévitablement en Etat-spoliateur.