« Préconisations » Delevoye : la chasse aux loups

Le haut-commissaire chargé de la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, a enfin rendu au Premier ministre ses « préconisations ». Ce texte est très flou. En général, "quand c’est flou, il y a un loup" : en l’occurrence, c’est une vraie meute !

  • Premier loup : ces préconisations n’engagent personne !

C’est le chef de meute ! Depuis deux ans, Jean-Paul Delevoye est censé travailler sur un projet systémique de réforme des retraites présenté comme la réforme-phare du quinquennat Macron. De son propre aveu, il a rencontré des tas de gens, passé des heures en réunions. Au bout de quoi, il délivre de simples "préconisations" et prend bien soin de préciser que le Premier ministre en fera ce qu’il voudra ! Autrement dit, ses propositions n’engagent que lui-même et ne constituent qu’un document de travail susceptible de servir à préparer un futur projet de loi, selon ce que décidera d’en faire le chef du gouvernement. Il est d’ailleurs probable que le projet définitif sur la grande réforme systémique attendra que les élections municipales de mars 2020 soient passées, voire même les élections départementales et régionales de 2021… On ne peut donc commenter les préconisations de Delevoye qu’au conditionnel.

  • Deuxième loup : le système est censé être « universel », mais les seules caisses appelées à fusionner seraient celles des salariés du privé.

Jean-Paul Delevoye préconise de maintenir les organismes gestionnaires, autrement dit les caisses – y compris celles des régimes spéciaux… Elles seraient placées « sous un pilotage unifié », qui, de facto, reviendrait à l’Etat. Or, on connaît par expérience l’incapacité de l’Etat à gérer quoi que ce soit…

La seule fusion prévue est celle de l’AGIRC-ARRCO avec la CNAV… avec un fort risque de créer une "usine à gaz" encore plus vaste et encore moins efficace que ne l’est aujourd’hui le régime général. Selon la Cour des comptes, 13,5 % des dossiers de retraite gérés par la CNAV comportent des erreurs !

Cette fusion CNAV / AGIRC-ARRCO était annoncée dans un entretien donné aux Echos, le 15 octobre dernier, par le Directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, Eric Lombard. Il expliquait que ce serait l’un des deux « grands ensembles » sur lesquels reposerait le système unique, l’autre étant une "plate-forme d’accueil pour les régimes publics et certains régimes spéciaux", gérée par la Caisse des dépôts. La première jambe de ce système est donc confirmée par Jean-Paul Delevoye. On peut s’attendre à ce que la deuxième le soit aussi et que l’on se dirige vers un système à deux pôles, public et privé.

  • Troisième loup : le niveau de cotisation serait moins « égal » que ne le prétend Jean-Paul Delevoye.

La réforme systémique proposée par Jean-Paul Delevoye repose sur un principe en apparence simple : "Chaque euro cotisé conduira à l’acquisition du même nombre de points pour tous les assurés." Au sein du système universel, le niveau de cotisation serait censé être le même dans le privé et dans le public : 28,12 % pour tout le monde, dont 60 % versé au titre de la part employeurs et 40 % au titre de la part salarié. Mais, aujourd’hui, les prétendues cotisations des fonctionnaires sont fictives : il n’existe d’ailleurs pas de caisse des fonctionnaires de l’Etat pour recueillir les prétendues cotisations que l’Etat est supposé verser, comme l'a montré Sauvegarde Retraites dans une étude récente : Histoire d'un malentendu : la vraie-fausse retraite des fonctionnaires. Or, Delevoye ne « préconise » nulle part d’en créer une…

  • Quatrième loup : Jean-Paul Delevoye annonce la fermeture des régimes spéciaux mais la "transition" s’annoncerait démesurément longue.

Jean-Paul Delevoye souhaite « des règles communes pour tous » et « la fin des régimes spéciaux ». Toutefois, il n’envisage pas de supprimer ces régimes du jour au lendemain (aussi brutalement que l’on avait réformé les retraites du privé en 1993...), mais de les fermer aux nouveaux arrivants. Le haut-commissaire prévoit une transition à long terme, « adaptable et douce », qui s’appliquerait aux mesures d’âge, taux de cotisation, organisations, etc.

Ainsi, concernant l’âge légal de départ, avant même d’avoir entamé des négociations avec les syndicats du public, Jean-Paul Delevoye est déjà prêt à leur accorder ce qu’ils n’ont pas encore (officiellement) demandé.

Un grand nombre de bénéficiaires des régimes spéciaux du public pourraient continuer à partir à la retraite à un âge très avantageux, 57 ou même 52 ans. Cet avantage serait pérennisé pour un certain nombre de métiers (policiers, douaniers, surveillants de prison – et même les « aiguilleurs du ciel »). D’autres fonctionnaires pourraient continuer à en bénéficier, à condition d’avoir été embauchés avant le 1er janvier 1998 ou 2008, selon les cas, et d’avoir validé une certaine durée de service. Et pour d’autres encore, il serait prévu de mettre en place « des périodes de transition » progressives qui, dans certains cas, se prolongeraient jusqu’à la génération née en 2002 !

Rappelons que ces avantages sont payés par les contribuables et creusent la dette, puisque le budget de l’Etat est déficitaire. C’est maintenant qu’il faut faire des économies !

  • Cinquième loup : la suppression de certains avantages des régimes spéciaux serait largement compensée.

L’histoire des retraites montre que les efforts demandés aux agents de l’Etat sont toujours largement compensés. En l’occurrence, il est annoncé dans les « préconisations » que « 100 % des primes des fonctionnaires [seront] prises en compte pour le calcul des droits ».

Toutefois, des compensations, comme la Préfon (régime de retraite par capitalisation défiscalisé à 100 %) et le RAFP (Régime additionnel de la fonction publique, surcomplémentaire obligatoire par capitalisation), ont déjà été instituées pour « compenser » l’absence de certaines primes dans le calcul de la pension. Depuis 2016, s’y ajoute le transfert primes-points, supplément de retraite offert aux fonctionnaires et intégralement financé par les contribuables. Dans le cas où les préconisations Delevoye seraient appliquées, ces dispositifs seraient-ils supprimés ? Ce n’est pas précisé.

Par ailleurs, Jean-Paul Delevoye souhaite « réfléchir à un new deal avec la fonction publique », notamment en ce qui concerne les fonctionnaires qui ne perçoivent pas de primes, comme les enseignants. Le haut-commissaire voudrait « se saisir de l’opportunité de voir disparaître la référence à six mois sur toute la carrière pour revisiter une formidable politique de gestion des ressources humaines », et estime que « l’attractivité de la fonction publique passe par ce nouveau contrat de salaires normalement rémunérés pour avoir des retraites normalement valorisées ». Autrement dit, pour ces fonctionnaires, le passage aux points serait compensé par une hausse sensible des traitements.

  • Sixième loup : Delevoye assure que la valeur du point ne baisserait pas ; mais pour les retraites du privé, voilà longtemps que le taux de rendement diminue de facto.

Comme l’a montré l’actuaire Jacques Algarron dans une série d’études publiées par Sauvegarde Retraites, le taux de rendement a baissé dans les régimes des salariés du secteur privé, au moins depuis 1993. Selon Jean-Paul Delevoye, le taux rendement du futur système universel de retraite (rapport entre les sommes cotisées et celles perçues à la retraite) serait établi au départ à 5,5 %. Le haut-commissaire précise toutefois que « le rendement définitif ne pourra être acté qu’en 2024 en fonction des hypothèses économiques qui prévaudront alors. » Une fois encore, il ne s’agit donc que d’un effet d’annonce. Le haut-commissaire assure en outre qu’« en tout état de cause, la valeur du point ne pourra pas baisser. » L’expérience montre ce qu’il faut penser de ce type de promesses.

  • Septième loup : Jean-Paul Delevoye veut instaurer une règle d’or pour empêcher les déficits ; mais elle s’étalerait sur des périodes de 5 ou 10 ans !

Le projet de Jean-Paul Delevoye préconise d’instaurer une Règle d’or destinée à empêcher les déficits successifs et à « garantir la pérennité de la trajectoire financière du système de retraite ». Voilà longtemps que Sauvegarde Retraites l’appelle de ses vœux. Mais le haut-commissaire en relativise tout de suite la portée : l’équilibre financier ne serait pas vérifié chaque année, la règle d’or serait pluriannuelle et devrait garantir « un solde positif ou nul par période de 5 années », ou, à défaut, « sur une période glissante de 5 ans ». Ainsi, « le déficit restant à la fin de la période quinquennale [serait] repris pour apurement par la trajectoire pluriannuelle suivante. » Les déficits pourraient donc s’étaler sur 10 ans avant que la règle d’or ne s’applique !

  • Huitième loup : les citoyens pourraient être associés à la gouvernance du système mais sans avoir de pouvoir de décision, ni de compétences réelles.

Sauvegarde Retraites demande depuis longtemps que les citoyens soient associés à la gouvernance du système, qui ne doit plus être piloté par les syndicalistes du public. Mais Jean-Paul Delevoye envisage de monter une effarante usine à gaz, via la création d’une Caisse nationale de retraite universelle, établissement public au Conseil d’administration duquel les syndicats (dont les adhérents appartiennent très majoritairement à la fonction publique) seraient censés représenter l’ensemble des salariés. Quant à l’association des citoyens à la gouvernance, elle se cantonnerait à l’instauration d’une « Assemblée générale » et d’un « Conseil citoyen des retraites », qui remettraient respectivement un « avis » chaque année. On voit que Jean-Paul Delevoye a présidé le Conseil économique, social et environnemental : il sait comment créer des « machins » inutiles…

En réalité, la gestion des retraites serait, plus étatisée que jamais, puisque ce sont les lois proposées par le gouvernement et adoptées par le Parlement dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale qui fixeraient le « cadre du pilotage ». À en juger par ses résultats, il y a pourtant beaucoup à dire sur les qualités de gestionnaire de l’Etat…

En conclusion, voilà beaucoup de flou, où se dissimulent beaucoup de loups, pour un projet que le Premier ministre décidera peut-être de vider de sa maigre substance et qui, quoiqu’il en soit, ne remédierait pas aux défauts du système actuel – en particulier, la différence essentielle entre les régimes du privé et ceux du public. Tout ça, pour ça !


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